LE JUDÉO-ESPAGNOL ORIENTAL por Marie-Christine Bornes-Varol

Chassés d’Espagne en 1492, les Juifs emportent une langue romane à dominante castillane dont le système phonétique est très éloigné de celui que nous connaissons aujourd’hui.

Le lexique, les formes verbales et la phonétique médiévale donnent au judéo-espagnol cet air désuet qui fait son charme auprès des romanistes : ande moras ?, où vis-tu ?, kualo merkates ?, qu’as-tu acheté ? La langue que les expulsés emportent leur est déjà particulière. Elle contient, par exemple, grâce à ses nombreux hébraïsmes (haver « associé, collègue », aharvar « battre ») et arabismes courants (alhad, « dimanche », amahar, « effacer, alléger », hazino« malade »…) un phonème /X/ que le castillan n’a pas encore. Elle conserve des termes qui sont déjà sortis de l’usage comme le verbe kale « il faut » des termes dialectaux, et elle s’écrit en caractères hébreux.

Les savants connaissent l’hébreu, l’arabe et le latin. Pour l’apprentissage des textes religieux en hébreu, une obligation religieuse pour tous les garçons, les rabbins ont inventé un calque en castillan qui suit l’hébreu mot à mot, le ladino. Il permet à ceux qui sont exclus de cet enseignement religieux (comme les femmes) de comprendre quelque chose des textes principaux, et la langue en retient quelquefois la syntaxe bizarre : a el anyo el vinyen en tyerras de Israël ijos foros, littéralement « à l’année la venant en terres d’Israël fils libres » ou la ija la grande, « la fille la grande » pour « la fille aînée ».

C’est ce bagage linguistique qui servira de base aux deux langues judéo-espagnoles conservées, le judéo-espagnol occidental ou Haketiya au Maroc, le judéo-espagnol oriental  ou djudyodjidyodjudezmo (parfois appelé aussi ladinoyahudiceespanyol muestro) dans tous les pays de l’ex-Empire ottoman. La branche occidentale, caractérisée par l’influence massive de l’arabe, s’est réhispanisée à partir du XIXe siècle et survit difficilement au Maroc et dans sa diaspora. La branche orientale est encore parlée en Turquie dans les grandes villes (Istanbul, Izmir) et en Israël, et survit elle aussi difficilement dans sa diaspora. Elle a beaucoup souffert de l’anéantissement de ses locuteurs lors de la dernière guerre mondiale (celle notamment des 52 000 juifs de sa capitale, Salonique, « la Jérusalem des Balkans »). Les deux branches ont en commun un impressionnant répertoire chanté et une littérature orale riche et variée.

Dans l’Empire ottoman où les expulsés d’Espagne ont apporté l’imprimerie, ils bénéficient de l’accueil bienveillant des communautés juives hellénophones, les Romaniotes, qui ont beaucoup de considération pour les Séfarades de la Péninsule. Ils sont en effet porteurs d’un judaïsme original et auréolés du prestige de l’« âge d’or des lettres hébraïques » et du renom des grands auteurs, savants, philosophes et exégètes de la Péninsule. Peu à peu, les Romaniotes acquièrent l’usage du judéo-espagnol sans renoncer au grec, dont la connaissance s’étend aux Judéo-espagnols. Ces communautés sont rejointes jusqu’au XVIIIe siècle par les conversos d’Espagne et du Portugal qui fuient les persécutions et reviennent au judaïsme. L’influence du portugais s’accentue alors et de nombreuses expressions judéo-espagnoles ne peuvent être comprises que par référence aux conversos. Le sens des mots s’échappe et prend la marque du judaïsme : gueso, « os » prend le sens d’essence, comme l’hébreu etsemasentado ke te vea ! « que je te voie assis ! », est une malédiction redoutable en rapport avec les usages de deuil. Le turc est source d’emprunts ingénieux comme l’ineffable guluzunearse « se tortiller comme un ver (guzano) sous l’effet de la gêne que l’on ressent » (du turc Huzursuz olmak).

Pendant 500 ans, le judéo-espagnol d’Orient va se judaïser, emprunter beaucoup au turc, un peu au grec, converger en partie avec les langues balkaniques, innover, et produire une abondante littérature écrite. Le répertoire musical se développe avec les Koplas, longs poèmes strophiques chantés et performés en public, puis imprimés, qui abordent tous les thèmes, religieux ou profanes, sous un angle édifiant ou satirique.

La langue reçoit l’influence massive du français après la fondation en 1864 des écoles de l’Alliance israélite universelle qui scolarisent tous les enfants, les filles comme les garçons. Les Séfarades d’Orient redécouvrent l’Espagne et l’espagnol en 1892 et les échanges avec les élites intellectuelles espagnoles de « la génération de 98 » fait naître des débats sur la langue (ou les langues) qu’il convient de parler et comment « réformer » le judéo-espagnol. Déconsidérée par les élites, la langue est perturbée par ces tensions mais, loin de disparaître, elle reconstitue une nouvelle koinè (langue commune). Apparaissent des genres littéraires nouveaux : le théâtre, le roman, la nouvelle, les traités d’histoire. La constitution Jeune Turque de 1908 voit l’explosion de la presse judéo-espagnole, enfin libérée de la censure qui harassait les grands titres de Salonique et Istanbul (La Epoka et El Tyempo) et les journaux d’opposition qui se publiaient à Paris, à Jérusalem ou au Caire, pour tenter de lui échapper.

Après l’éclatement de l’Empire, l’émergence d’États nations imposant à tous l’usage exclusif de la langue de  de l’État, repousse peu à peu le judéo-espagnol, dénigré, dans les limites de la famille et dans les seuls usages de langue cryptique (dans le pays) et de langue de communication communautaire (par-delà les nouvelles frontières). Le judéo-espagnol gagne à cela l’accentuation de son côté acerbe, l’ironie et l’autodérision exprimant crûment la difficulté d’être. L’influence accrue du turc modifie profondément la syntaxe après 1923. Les migrations massives vers l’Europe et l’Amérique (et vers Israël après 1948) ont créé un réseau diasporique ; l’écrit maintenant et unifiant la langue, qui reste le mode de communication commun lorsque les familles se retrouvent.

Le judéo-espagnol est l’un des supports culturels forts (avec le chant, la musique et la cuisine) de cette microsociété en diaspora, sans visibilité, sans pouvoir, et pourtant résistante. Imperceptibles au sein des États dont elles font pleinement partie, invisibles, même au sein du judaïsme, les minuscules communautés judéo-espagnoles sont unies par une conscience identitaire inversement proportionnelle à leur importance numérique. Leur permanence confidentielle, leur capacité à survivre à tout, la haute estime dans laquelle ses membres se tiennent les uns les autres en raison de leur héritage culturel commun prestigieux, sont le ressort de leur orgueil et leur revanche identitaire. Elle s’inscrit en France dans le nom de leurs associations : Vidas largas « longue vie », Aki estamos, « nous sommes ici [malgré tout] ». Si l’hébreu porte pour eux les valeurs du judaïsme religieux, c’est leur langue qui porte leur judaïsme spécifique. Le judéo-espagnol en reste la porte d’accès : sans lui, on ne sait rien d’eux.

Et l’espagnol dans tout ça ? Eh bien, le judéo-espagnol a souvent l’air d’être de l’espagnol, mais en fait il n’en est presque jamais.

 

Marie-Christine Bornes-Varol
Professeure de linguistique du judéo-espagnol à l’Inalco

 

Fuente: langues-o.com/judeo-espagnol-dorient

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3 comments

  1. Pourquoi ne pas ecrire ce texte en Judeo-Espagnol ? Tu es professeur de cette langue et dans un site-meme Espagnol tu envois un texte en Francais ? Fais-nous voir a quel point tu connais notre langue pour que nous te croyions car je ne sais pas pourquoi j’ai des doutes….. De toute facon, ce que tu viens d’ecrire je l’ai lu a plusieurs reprises d’auteurs differents,….. Allez Marie-Christine ! Montre nous ce que tu sais faire et surtout ne demande pas de l’aide d’ici et de la…… Et….sans polemiques !

  2. Oupsssss Savyeza ? Oh No !!!! Savyedura pour la Sagesse I Saverisyo pour le Savoir !

  3. Oh lala…..
    Guluzenarse n’a aucun rapport avec guzano qui est le ver de terre

    Veut dire s’en orgueillir… (et ce n’est en aucune facon guluzunearse)… Pour se sentir gene nous dirions «no me siento bien… konfortavle… kon esto» ou me esta deranjando de saver ke….. ou encore selon le sense » me siento emberasado/a » qui correspond exactement a » je me sens gene ! »

    Un autre point…. La capital Juive Sepharade n’est pas Salonique mais Istanbul, (Constantinople auparavant) la capitale de l’Empire Ottoman avec plus de 150.000 juifs…. Il fallait le savoir…. Prof de linguistique ….

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