Le charme trop discret du judéo-espagnol par François Azar

francois_azarAlors que la littérature en langue yiddish est aujourd’hui universellement célébrée bien au-delà du monde juif, la littérature en judéo-espagnol n’a jamais été reconnue au-delà du cercle étroit des linguistes et des philologues. Faire connaître au plus grand nombre les classiques de cette langue et à travers eux, la culture et l’histoire des judéo-espagnols, c’est le défi que se lance Lior éditions qui vient de publier coup sur coup deux albums de contes et trois autobiographies[1].

Qui sont ces Judéo-espagnols qui cultivent la discrétion mais dont l’influence, de Spinoza à Elias Canetti, va bien au-delà de leur faible nombre ? Ce sont avant tout des Méditerranéens, héritiers d’une longue tradition qui remonte à leur arrivée dans la péninsule ibérique sous l’Empire romain. Pendant plus d’un millénaire, ils se sont imprégnés des langues et cultures du monde ibérique : l’arabe d’Al-Andalus, le castillan, le catalan, le portugais sans jamais renoncer à l’hébreu biblique. Le judaïsme espagnol, relativement à l’abri des persécutions jusqu’en 1391, pourra ainsi rayonner durablement sur le monde juif. L’édit de l’Alhambra de 1492 qui chasse les Juifs du royaume d’Espagne ou les force à la conversion a donc été vécu comme une tragédie. Mais cet épisode dramatique est aussi l’acte fondateur d’une culture originale.

Beaucoup de Juifs espagnols contraints à l’exil choisiront de s’installer au Maroc ou dans l’Empire ottoman alors en pleine expansion. Ils y apportent les sciences et techniques de la Renaissance comme l’imprimerie, la médecine ou la cartographie. Leurs communautés prospèrent dans les mines ou l’industrie de la laine. Une ville en particulier devient un centre intellectuel remarquable, abritant une majorité de Juifs : Salonique, la Jérusalem des Balkans. De cette dernière et de Constantinople, les Judéo-espagnols essaimeront dans les principales villes des Balkans, de la mer Egée, de la Palestine et de l’Egypte formant ainsi un vaste réseau d’échanges et de solidarité.

Les judéo-espagnols installés dans l’Empire ottoman conserveront jalousement la mémoire de leur origine espagnole et, avec elle, l’usage du castillan. Celui-ci évolue différemment de celui en usage en Espagne. Il se métisse de termes empruntés au turc, au grec, à l’italien et plus tardivement au français. Beaucoup de ces emprunts sont hispanisés et à partir du XVIIIe siècle, le judéo-espagnol apparaît à l’écrit, transcrit en caractères hébraïques rachi.

L’œuvre fondatrice de la littérature judéo-espagnole est sans conteste le Me’am Lo’ez (en hébreu littéralement D’un peuple étranger). L’auteur de ce commentaire de la Génèse et de l’Exode, publié en 1730, est le rabbin Jacob Rouli. Le Me’am Lo’ez est bien plus qu’un texte para-liturgique. Il est conçu comme une encyclopédie populaire du judaïsme adaptée à tous ceux qui ne maîtrisent pas l’hébreu. Son immense succès – c’est le livre que chaque foyer judéo-espagnol se doit de posséder – encourage plusieurs rabbins à en écrire des suites.

famille-davraam-et-joia-shaul-istanbul-vers-1900A partir de la seconde moitié du XIXe siècle, sous l’effet de l’œuvre émancipatrice de l’Alliance israélite universelle, apparaît une littérature judéo-espagnole à caractère profane. De nombreux journaux, plus ou moins éphémères, voient le jour dans les métropoles de l’Empire ottoman. Ces publications proposent sous la forme de feuilletons des titres de la littérature européenne traduits en judéo-espagnol ainsi que des œuvres originales, contes, drames, comédies sentimentales, pièces de théâtre. La vie des patrons de presse qui jonglent avec la censure, les déboires financiers et les désordres communautaires est souvent aussi haute en couleurs que les fictions dramatiques qu’ils publient.

Deux d’entre eux nous ont laissé leurs mémoires : Saadi Besalel Ha Lévi[2] patron du journal La Epoka de Salonique et Eliya Karmona, fondateur du journal satirique El Djugueton d’Istanbul dont Lior éditions publie le texte sous le titre La vie picaresque d’Eliya Karmona dans une édition bilingue français/judéo-espagnol.

Picaresque est le terme qui convient le mieux au récit des jeunes années de ce journaliste. Né dans l’une des familles les plus prestigieuses de l’Empire ottoman – son grand-oncle en a été le fermier général – il n’en est pas moins désargenté et doit très tôt apprendre à gagner sa vie. D’un métier à l’autre, d’un maître à l’autre, il découvre à ses dépens les dures lois de l’existence dans un Empire où les opportunités de carrière sont rares et où les anciens veillent jalousement sur l’honneur du clan. Ses revers l’amènent à entreprendre une série de voyages à Salonique, Smyrne, Edirne, Alexandrie, Le Caire d’où il nous rapporte des aperçus saisissants sur les milieux et les personnages qu’il côtoie. Mais Eliya Karmona est d’abord un humoriste qui prend la vie au tragique pour mieux nous en faire rire. C’est à lui-même qu’il réserve ses traits les plus cinglants. Sa dépendance à l’égard des femmes semble totale même si, de toutes celles qu’il aime et écoute si mal, sa mère occupe toujours le premier rang. La persévérance de Karmona sera finalement récompensée puisqu’en 1908, lors de la révolution des Jeunes Turcs, il parviendra à son but suprême : fonder un journal satirique en judéo-espagnol. Ce sera El Djugueton [Le Jouet] (1908-1931). De ces années d’errances et de souffrances, il transparaît une indéniable nostalgie pour le monde ottoman, ses fastes et ses grands personnages, sa convivialité et son savoir-vivre. Lorsque Eliya Karmona rédige ses mémoires en 1926, il sait que ce monde-là est révolu et avec lui les conditions dans lesquelles sa communauté pouvait s’épanouir.

Un gentleman ottoman, l’autobiographie de Victor Eskenazi, forme un heureux prolongement aux Mémoires d’Eliya Karmona. Pour reprendre le titre de la collection, il s’agit avant tout d’une leçon de vie peu commune. Victor Eskenazi est né à Istanbul en 1906 dans une famille aisée qui a conservé d’un lointain passage à Gibraltar la nationalité britannique. Dans un Empire aussi multiculturel que l’était l’Empire ottoman, les Judéo-espagnols ne vivaient pas en ghetto, mais entretenaient des rapports étroits avec leurs voisins grecs, arméniens ou turcs. De cette mosaïque de communautés propre à Constantinople au début du XXe siècle, Victor Eskenazi dresse un attachant portrait, s’attardant sur les odeurs et les bruits de la rue, les petits métiers, les lieux qu’il affectionne et surtout sur les personnages originaux et excentriques qui peuplent la ville. On y perçoit toutes les vertus d’une éducation cosmopolite qui, dès le plus jeune âge, forme à la souplesse d’esprit et à la maîtrise des langues. Cette capacité d’adaptation, Victor Eskenazi en fera preuve tout au long de sa vie en passant apparemment sans effort d’Istanbul à Vienne, puis de Milan à Londres pendant la seconde Guerre Mondiale où il s’engage comme volontaire dans les services secrets britanniques. Ses Mémoires publiés d’abord en italien, puis en anglais et en turc, trouvent ici dans cette édition française, superbement traduite par Nathalie Bauer, une forme de consécration puisque, de toutes les langues qu’il pratiquait, c’est sans doute le français qu’il chérissait le plus.

plovdiv-1935-beka-garty-dans-le-role-de-carmenUne langue est d’abord le miroir fidèle d’un peuple. En marge des ouvrages savants, le judéo-espagnol nous a transmis une littérature orale faite de contes et légendes, d’historiettes et d’anecdotes amusantes, de proverbes et de traits d’esprit, à travers lesquels on perçoit le génie d’un peuple et de ses conteurs. Ce patrimoine a fait l’objet de plusieurs collectes entreprises au moment où s’interrompait le fil de la transmission. C’est sans conteste celle réalisée sur plusieurs décennies par Matilda Cohen-Sarano en Israël qui offre aujourd’hui le panorama le plus étendu. C’est à la source de ces recueils que puisent les deux albums bilingues publiés par Lior éditions : Amours et sortilèges illustré par Petros Bouloubasis et Le Perroquet juif illustré par Aude Samama.

Les Judéo-espagnols ont le génie pour amalgamer toutes les traditions avec lesquelles ils ont été en contact. Ainsi du personnage de Djoha, déjà connu dans le monde arabo-andalou sous le vocable de Goha mais que les Judéo-espagnols retrouveront dans l’Empire ottoman avec Nasreddin Hodja. Héros burlesque et paradoxal, il est à la fois un simple d’esprit et un sage capable de dévoiler ce qui demeure invisible aux yeux du vulgaire. Bien qu’il incarne la figure du marginal et, sans doute à sa façon celle du marrane, c’est à lui que la communauté fait appel en désespoir de cause.

Dans ces contes on perçoit très bien la liberté de ton qu’autorise une langue de l’entre-soi. Le judéo-espagnol va droit à l’essentiel et n’hésite pas à grossir le trait. Les thèmes de la nourriture, des rapports de classe et des affres de la vie domestique y sont étroitement associés et offrent, avec une ironie mordante, une victoire symbolique à toutes les victimes de la vie. Ces contes enfin n’ont rien d’enfantin – même lorsqu’ils utilisent des figures infantiles – et malgré leur apparente simplicité, ils réjouiront les amateurs de sens cachés.

Publier aujourd’hui en judéo-espagnol peut paraître une gageure tant il s’agit d’une langue rare et fragile, sérieusement en danger selon la typologie en vigueur à l’Unesco. Les Judéo-espagnols ont souvent été les premiers à vouloir se défaire de leur langue, ce jargon devenu encombrant et qui faisait obstacle au monde moderne. Tout aussi décisive fut la montée des nationalismes modernes qui adoptèrent, de la Turquie à la Grèce, le dogme une langue, une nation, un territoire. Beaucoup de judéo-espagnols renoncèrent alors à rédiger leurs ouvrages dans leur langue maternelle au profit des langues occidentales. Mais même l’usage qu’ils font de ces langues trahit leur origine, comme ce délicieux français d’Orient, truffé de vocables rares, tel le verbeacagnarder qu’emploie Nissim Benezra dans ses Mémoires[3].

Le déclin du judéo-espagnol dans les Balkans aurait pu se prolonger sur plusieurs générations, si des communautés entières, dont celle de Salonique, n’avaient pas été annihilées par les nazis durant la Seconde Guerre mondiale. Près de la moitié des quelque 300 000 locuteurs du judéo-espagnol périrent dans les camps. C’est précisément de ce traumatisme que naquirent les premiers signes d’une réévaluation du judéo-espagnol. En 1956, Joseph Nehama, ancien inspecteur général de l’Alliance israélite universelle à Salonique, ancien déporté au camp de Bergen-Belsen, entreprend la rédaction de son dictionnaire du judéo-espagnol[4], œuvre monumentale et encyclopédique, à caractère certainement testamentaire mais également premier pas décisif vers la réappropriation de leur langue par les Judéo-espagnols. Deux décennies plus tard, en 1974, Haïm Vidal-Sephiha fonde l’association Vidas Largas et la première chaire de judéo-espagnol, initiatives prolongées en 1992 par la naissance de La Lettre Sépharadede Jean Carasso et de l’association Aki Estamos.

Il n’en est pas moins vrai qu’un Judéo-espagnol sera rarement un militant de sa propre langue. Au contraire il vous dira poliment qu’il s’agit d’une chose du passé, qu’il faut laisser tranquille et accompagner dignement vers sa propre mort. Si intrigué, vous insistez, il vous expliquera que cela est inutile, que de toute façon vous ne pourrez jamais acquérir le bon accent, qu’il aurait fallu pour cela que vous parliez comme lui, dès la prime enfance, le grec, le turc, l’arabe ou l’italien. A quoi bon d’ailleurs, ajoutera-t-il malicieux, se lancer dans l’apprentissage d’une langue dont il n’y aura bientôt plus de locuteurs ?

Ce que veut dire de façon aussi fine que décourageante notre interlocuteur c’est que le judéo-espagnol emporte avec lui tellement de culture, de sens subliminaux, de liens invisibles et immémoriaux qu’il est impossible de se l’approprier de manière académique. Le judéo-espagnol est la langue poétique par excellence, celle de toutes les audaces et de tous les emprunts, une langue encore jeune mais polie par le temps qui relie les langues entre elles (au moins toutes celles de la Méditerranée). Si le judéo-espagnol devait un jour mourir (Ke mal mos kere ! Dieu nous en préserve !) ce serait de cet excès de richesse et d’avoir accumulé depuis trop longtemps, trop de mots et de pensées à l’échelle des hommes.

FRANCOIS AZAR

[1] Victor Eskenazi, Un gentleman ottoman. Lior éditions. Juin 2016. La Vie picaresque d’Eliya Karmona. Lior éditions. Juin 2016. Aventures au Far West de Solomon Nunes Carvalho. Lior éditions. Juin 2016. Amours et sortilèges. Lior éditions. Mai 2016. Le Perroquet juif et autres contes judéo-espagnols. Lior éditions. Juillet 2014, https://lioreditions.com

[2] A Jewish Voice from Ottoman Salonica. The Ladino Memoir of Sa’adi Besalel a-Levi.Stanford University Press. 2012.

[3] Nissim M. Benezra. Une enfance juive à Istanbul (1911-1929). Les éditions Isis. Istanbul. 1996.

[4] Publié à titre posthume en 1977 par l’Institut Arias Montano de Madrid puis réédité par La Lettre Sépharade en 2003.

(« François Azar » photo D.R. ; « Famille d’Avraam et Joia Shaul, Istanbul vers 1900 » et « Beka Garty dans le rôle de Carmen, Plovdiv, 1935 » photos de la photothèque séfarade Enrico Isaaco

Cette entrée a été publiée dans LE COIN DU CRITIQUE SDF, Littérature étrangères.
Fuente: larepubliquedeslivres.com

Check Also

Kantoniko de umor: MAFALDA trezladado por Liliana Benveniste – 13.3.2025

Ver todos los artikolos de este kantoniko >>   —————————– Mafalda es una karikatura arjentina publikada …

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *

Este sitio usa Akismet para reducir el spam. Aprende cómo se procesan los datos de tus comentarios.