Un récit concentrationnaire de Haïm-Vidal Sephiha

haim_vidal_sephihaTrois détenus s’étalent fait longuement attendre à la sortie de l’ascenseur. Fournée après fournée, nous remontions, fourbus, exténués, courbatus,le visage en lame de couteau, Ies yeux cernés de charbon. Nous arrivions à la lumière du jour, ivres de fatigue, près de tituber, déployant ce dernier effort que la présence du S.S. exigeait. Le salut rigide accompagné du « Mützen ab ! » (1), souvent aussi du coup de crosse du préposé.

Se faire remarquer le moins possible, se rendre invisible, passer par le trou de l’aiguille et rejoindre la troupe des survivants de chaque jour, alignés jusqu’à la remontée de la dernière fournée. Nous étions presque au complet. Comme chaque jour, nous avions rencontré dans les galeries nos camarades de l’équipe suivante. Accoutumés au décor imposé par les S.S. et entrant dans leur jeu, nous nous saluions d’un «Glück auf ! » (salut des mineurs allemands).« Glück auf ! Glück auf !Glück auf ! ». Parfois aussi, ils nous donnaient les dernières nouvelles du camp et plus particulièrement de la consistance de la soupe qui leur avait été servie. Nous étions presque au complet. Les S.S. commençaient de nous entourer. Le départ pour la maison (le camp) s’annonçait.

Trois détenus manquaient à l’appel !… Trouble dans les rangs !… Crispation des S S. !… Interrogatoire serré et violent !

— Toi ! tu les as vus ?

— Et toi ? Schweinehund ! (2).

— Et toi ? Mistbube ! (3).

Tous trois avaient travaillé ensemble.

Un S.S., un second, un troisième redescendent dans la mine. Une heure se passe, deux heures se passent, les S.S. remontent bredouilles. Toujours rangés par cinq, il nous est interdit de nous asseoir. Coups de fil, ordres, contre-ordres. Le chemin habituel, le chemin du retour se fait chemin du calvaire.

Responsables des trois manquants, les S.S. nous harcèlent, nous portons les blessés et, au pas de course, rentrons au camp, où… seules rythment le silence de mort les mille respirations, contenues et émues, de l’ensemble des détenus rassemblés au garde-à-vous, raides, sur la place d’appel !
Notre colonne occupe sa place habituelle. Dans l’espace libre qu’enclosent les colonnes, des cadavres rougis, fraîchement abattus. Tout près, le commandant du camp, tapotant de sa badine ses bottes noires et vernies. Juché sur une caisse, il nous jauge du regard, regard froid, accentué de haine.

— Trois de vos camarades… Dolmetcher ! Dolmetcher ! (4)… Ubersetzen ! Traduis !

Et commence un choeur à deux voix :

— Trois de vos camarades manquent à l’appel.

— Vous connaissez le règlement.

— Un pour tous, tous pour un ! De même pour trois.

— Trois pour tous, tous pour trois !

 

— Dès que nous avons su, nous avons rassemblé les « blocks »».

— Chacun d’eux (il désigne de la badine les cadavres amoncelés sur la neige rougie) a payé. Il nous faut trois otages !

Remous… Terreur… Chacun prie à sa façon pour ne pas être désigné. Chacun espère que le voisin le sera.

— Blockältester ! (5) Désigne-les

Le chef de « block >» choisit :

— Toi ! Non, pas toi ! Toi, oui toi ! Je recule, c’était bien dans ma direction, mais derrière moi. Ouf !

Les « élus » ne disent mot. On les présente au commandant qui estime que deux d’entre eux, trop gras, ne peuvent être sacrifiés. Ils abattront encore beaucoup de charbon avant de mourir. Nouveaux remous… Nouvelle terreur… Nouveau choix… La mort est lente à choisir !
Un ciel bas et lourd « encouvercle » le camp. Indifférente, la brise étouffe notre silence, atteint sans peine nos corps. Nous grelottons de froid et de mort.
Les ordres résonnent toujours. Un peloton de S.S. accomplit sa « tâche » : une salve, deux salves, trois salves, et les voilà tout de long étendus.
Du camp voisin s’élève un chant lent et mélancolique, hommage involontaire des prisonniers de guerre russes à nos morts sans sépulture.
Et maintenant, debout, alignés, rangés, au garde-à-vous devant nos morts, debout jusqu’au signal du maître, nous attendons. Le froid et la mort nous pénètrent. Qu’attendons-nous ? Le bon plaisir du maître ? Oui et non ! chacune de nos colonnes a payé. Seule l’équipe de l’après-midi, dite Mittelschicht, est restée indemne : celle que nous avons croisée tout à l’heure à notre remontée.

Et nous continuons d’attendre… Les plus faibles s’évanouissent. Le froid et la mort redoublent leurs efforts. Le tas grossira bientôt..
.
A 21 heures, alignée depuis midi,la Nachtschicht, l’équipe de nuit, se prépare à partir sans avoir mangé. La production n’attend pas. Nous, écrasés de fatigue et d’émotion, restons au garde-à-vous. La Nachtschicht s’en va au pas cadencé chantant comme à l’accoutumée son : « Longue est la route du retour, Der Mensch lebt nur einmal und dann nicht mehr ! » (L’homme ne vit qu’une fois et après plus !)

Le ciel gris, la nuit, la bise, l’obscurité glaciale s’acharnent sur nous. Minuit ! Que de mourants ! Du côté de l’usine, nous parviennent les voix de la Mittelschicht, la chanson imposée :
« O du schöner Westerwald, Uber deine Höhen pfeift der Wind so kalt. »
(Oh ! toi belle forêt d’Ouest, Sur tes hauteurs siffle le vent glacial.)
Je me les imagine la lampe, à la main, balancée en mesure, puisant dans la chanson des forces nouvelles. Les voix se rapprochent, couvrent de plus en plus notre univers fermé. Le crescendo s’arrête devant le portail au slogan flamboyant : Arbeit macht frei ! (le travail rend libre !). Par cinq, le commando étonné, puis horrifié, s’avance à notre hauteur, marche sur place… Au commandement : « Demi tour à gauche, gauche ! », nos camarades se figent doublement dans l’arrêt habituel et devant ce spectacle atroce.. Les deux équipes se font face, la lampe a la main, la gorge encore pleine de charbon… Dans les yeux de la Mittelschicht, l’horreur pour nous déjà coutumière.
Et le silence, soudain interrompu par l’arrivée aboyante et bousculante du Lagerfùhrer (6), ses bergers allemands et sa suite soldatesque. Rejuché sur sa caisse, le ventre bien garni, la face rougeaude, il rappelle le Dolmetscher.

— Un pour tous, tous pour un…
— Ceux-là ont payé !…

Un frisson parcourt les nouveaux venus. La Mittel-schicht dégorge une, deux, trois victimes, choisies directement cette fois, désignées de loin du bout de la badine du commandant.

— Du Schweinehund l Ja Du Muselmann ! Komm her ! (7).
Un coup de poing dans la poitrine, la victime tombe, et péniblement se relève.
— Bon pour la mort Improductif !

Un second, un troisième.
Bruit de pas et des armes. Le peloton s’avance. Salves…
Nouveaux cadavres. Nouvelles taches de sang sur la neige.
…Et à présent…

— Wegtreten ! Rompez les rangs !
Chacun dans son « block » !

Jonchant le sol, les fusillés, les épuisés, les morts de froid et d’épuisement, les écroulés… et, à proximité, les lampes des détenus mineurs, lampes qu’un responsable récupère, lampes qui dans la mine éclaireront d’autres morts en sursis.
La mort dans l’âme, transi de froid, une seule pensée, un seul désir me tenaillait : ne plus grelotter, me réchauffer, me perdre dans un sommeil fœtal !
A quoi bon se déshabiller ! A quoi bon perdre une heure précieuse de sommeil dans la bousculade quotidienne des douches! Tel quel, tout empoussiéré de charbon, je me hissai au troisième étage de mon châlit et me glissai sous mon unique couverture sans pouvoir m’arrêter de gémir et de claquer des dents.
Quelques heures après, l’Aufstehen ! (debout là-de-dans !), ponctuel, habituel, inévitable, m’arrachait à ma torpeur. Je commençais à peine de me réchauffer et déjà je me regonflais de cet enthousiasme factice et enfantin qui m’animait, lorsque, pelletant le charbon et en attaquant le tas par le sol, il s’écroulait en un écroulement fascinant et continu, me facilitant ainsi la tâche.

Chaque jour, le tas, les tas, s’écroulaient. J’étais la mer à l’assaut du château de sable. Sur les brillances du charbon, automatiquement pelleté et chargé sur les « sauterelles », voguait mon esprit — recueillant les souvenirs les plus chaleureux, les rayons de soleil de mon enfance. Rien de très proche, un passé lointain s’intégrant dans le décor féerique de la mine. Là, je me retrouvais sans souffrir à condition de n’avoir ni Kapo (8), ni Vorarbeiter (9), ni S.S. sur le dos.
Mais, pour charger, il me fallait manger plus que la ration ordinaire ; j’y pourvoyais par de menus travaux supplémentaires, heures supplémentaires des ouvriers de notre société au retour de l’usine.
Cet enthousiasme factice auquel finalement je croyais, voici que je le retrouvais et y repuisais de nouvelles doses de courage. Je repartais pour la mine, chantant avec la colonne :

« Früh am Morgen wenn die Sonne aufgeht… » (Tôt le matin quand le soleil se lève… Nous nous reverrons ma douce Silésie, ma patrie. !)

Le chant imposé pris à mon compte comme les Allemands prirent le V de la victoire au leur…
Les poutres des voies ferrées… La cohue et les éructations croassantes et « crossantes » de nos gardes, à la chute d’un des nôtres.

La mine. L’arrêt devant l’ascenseur. Le «aus !» marquant la fin du chant. La descente, le croisement plus taciturne que de coutume de la Nachtschicht, la journée de travail, les questions des civils, notre méfiance devant le nomhre exceptionnel de S.S., l’encadrement massif et le retour morne d’une troupe d’affamés tombant de sommeil. Marquant le pas devant le portail « Arbeit macht frei », nous nous taisions. Les S.S., toujours plus nombreux, accueilleront notre «Mützen ab! » avec un gros rire. Encore une heure entre les douches, les formalités quotidiennes et enfin la paillasse ! Faux espoir ! Comme hier, sur la place d’appel, rassemblement général ! A la place des morts d’hier,les cadavres de nos trois camarades « évadés ». Eux, au moins, n’attendront plus de longues heures sur la place d’appel !

Le lendemain, des civils de la mine nous apprenaient que nos malheureux camarades s’étaient perdus dans une galerie d’aération, où des travaux de maçonnerie les occupaient. Au Feierabend !, fin du travail, reprenant le chemin du retour, leurs lampes à carbure à flamme vive, s’éteignirent dans un courant d’air. Privés de lumière, ils avancèrent à tâtons, mais s’égarèrent dans les profondeurs de ce secteur peu fréquenté.

Retrouvés, Interrogés, battus, leurs explications furent vaines. D’autres avaient déjà payé pour eux. Leurs dépouilles rejoignirent le monceau de cadavres de la veille. Le Revier, dérision d’infirmerie, compléta vite le lot pour en charger un plein camion à destination des fours crématoires de Auschwitz-Birkenau.

Haïm Vidal SEPHIHA.

(1) Bérets bas !
(2) Cochon de chien !
(3) Fumier !
(4) Interprète !
(5) Chef de chambrée l

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