Haïm-Vidal Sephiha et l’Institut d’Études Hispaniques

En 1988-89 Haïm-Vidal Sephiha a co-dirigé avec Jean-Claude Chevalier mon DEA sur la langue judéo-espagnole du Maroc. Lorsque je l’ai rencontré, j’ai été saisie par son regard malicieux sous une frange monacale. Malgré le temps, il a gardé son plaisir des jeux de mots au contact des cultures et une allure décidée, sans doute due à ses manches retroussées qui laissent voir son matricule tatoué à Auschwitz. Tout en lui est mémoire.

Haïm en hébreu signifie «vies» au pluriel et Haïm-Vidal Sephiha (désormais HVS, comme il aime à signer lui-même) en a vécu plusieurs. On connaît sa vie pour le judéo- espagnol1, langue menacée qu’il a mise en lumière, étudiée, collectée, théorisée en différenciant la langue de l’étude calquée de l’hébreu (ladino) des langues vernaculaires (des Balkans ou d’Afrique du Nord) ouvrant un champ de recherches.

On connaît moins le lien étroit qui l’a uni à l’Institut Hispanique. HVS a accepté de nous en parler, il en ressort sa vive reconnaissance envers C.V. Aubrun.

Quelques dates: HVS naît en 1923 à Bruxelles dans une famille judéo-espagnole arrivée d’Istanbul en 1910. En 1941, les études d’agronomie qu’il entame sont interrompues par les lois anti-juives, il étudie clandestinement jusqu’à son arrestation en mars 1943. Il est alors interné au camp de Malines, puis déporté à Auschwitz en septembre 1943 et participe à «la marche de la mort» entraînée par les SS en déroute. A la libération, il reprend ses études de chimie et en sort diplômé en 1948. Il travaille à l’institut chimique de Rouen lorsqu’en 1950, à la mort de sa mère, il décide se consacrer à l’étude du judéo-espagnol, sa langue maternelle.

« J’avais entendu une série d’émissions à la radio sur la culture espagnole, on y interrogeait des professeurs de la Sorbonne, c’est par ce biais que j’ai appris l’existence de l’Institut Hispanique. J’ai quitté Rouen et j’ai commencé des études d’espagnol en 1957, j’ai obtenu une licence en 1960 et une maîtrise en 1961. Pour gagner ma vie, j’étais veilleur de nuit dans un hôtel du Quartier latin, et c’est là qu’un jour j’ai revu Aubrun qui m’a dit “Vidal, vous ne pouvez pas rester comme ça, venez chez moi.”

Charles Aubrun m’a reçu les bras ouverts, j’étais encore Belge, je ne pouvais pas être professeur titulaire, alors il m’a offert des collaborations techniques. J’ai été attaché aux Éditions hispaniques2 où j’ai édité quantité de livres et plus tard, j’ai pris l’initiative d’organiser l’hommage à Aubrun en deux volumes (1975). Comme ce travail aux éditions était peu payé, il m’a confié des cours du soir3.

Dès mon arrivée, on m’a autorisé à aider les étudiants qui voulaient faire des mémoires sur le judéo-espagnol. Les étudiants étaient inscrits sous la direction de Molho ou de Michel Darbord, malheureusement, ces mémoires ont été détruits par faute de place dans la bibliothèque.

Lorsque j’ai été français en 1968, Aubrun m’a nommé assistant, puis maître assistant, c’était un humaniste, il m’a soutenu du début à la fin, il habitait dans l’institut et m’y a reçu plusieurs fois avec mon épouse qui est Allemande et qui n’était pas nécessairement bien vue.

1 Haïm’Vidal Sephiha, entretiens avec Dominique Vidal, Ma vie pour le Judéo0espagnol Paris, Le bord de l’eau, 2015. 2 Les Éditions hispaniques sont créées en 1962, Haïm’Vidal Sephiha y travaille de 1963 à 1982. 3 Ces cours avaient été pensés pour apporter un revenu à l’Association pour l’encouragement des études hispaniques dans le but de publier des ouvrages savants.

Mon poste aux Éditions hispaniques était important, car j’étais amené à fréquenter toutes les personnes dont il fallait éditer les thèses et autres livres. L’ambiance était bonne, on ne m’a jamais fait aucune difficulté, au contraire, j’avais l’amitié de tous, je travaillais surtout avec Molho et Michel Darbord, mais également avec Murcia, Marrast, Chevalier, Leselbaum, Pottier, Zimmermann, etc.

Il faut que son épouse Ingeborg le lui demande pour que HVS raconte comment un collègue sur un document imprimé avait modifié son nom de Vidal en “Judal”. “Judal – me dit-il- ça vous dit quelque chose, n’est-ce pas?”. Ce professeur est mort depuis, je décide de ne pas dire son nom, mais de rapporter tout de même l’anecdote. L’invention est terrible et pourtant drôle dans sa méchanceté, comme beaucoup d’histoires que se rappelle HVS.

Quand j’ai eu ma thèse d’état4, j’ai été nommé à Paris 8 en linguistique hispanique et, comme Paris 3 était en relation avec Paris 8, j’ai continué à enseigner à l’Institut Hispanique dans la section de Paris 8.

Ensuite, je me suis battu pour que mon poste soit transformé en chaire de judéo- espagnol. J’avais été l’élève de la section d’études hébraïques de l’Inalco, en hébreu et en yiddish et j’y ai enseigné le judéo-espagnol depuis 1957. L’Inalco, qui avait donc déjà des enseignements de yiddish, mais aussi de judéo-arabe a obtenu cette chaire. On a créé pour moi la première chaire de judéo-espagnol au monde. »

Haïm-Vidal Sephiha (© Dominique Vidal, 2008)

4 Haïm’Vidal Sephiha,  Le ladino judéo0espagnol calque : structure et évolution d’une langue liturgique, Paris, Éditions hispaniques, 1982.

Dernier poème de Robert Desnos mort à Therensienstadt5 en mai 1945 traduit en judéo- espagnol par Haïm-Vidal Sephiha :

J’ai rêvé tellement fort de toi,
J’ai tellement marché, tellement parlé, Tellement aimé ton ombre,
Qu’il ne me reste plus rien de toi.
Il me reste d’être l’ombre parmi les ombres D’être cent fois plus ombre que l’ombre D’être l’ombre qui viendra et reviendra dans ta vie ensoleillée.

Tanto sonyi kon ti, Tanto kamini, tanto avli,

Tanto ami tu solombra,
Ke ya nada de ti me sovra.

Me sovra de ser solombra entre solombras Ser sien vezes mas solombra ke la solombra

De ser la solombra ke vendra i revendra en tu vida soleada.

Line Amselem

5 Il ne s’agirait pas d’un dernier poème que Desnos aurait écrit peu avant sa mort, mais d’une version de la fin d’un poème écrit en 1926 : “J’ai tant rêvé de toi”.

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